Le fédéralisme alimente inutilement la méfiance des peuples
Par HUBERT VÉDRINE ancien ministre des Affaires étrangères
Publié dans Libération et sur Libération.fr
Je comprends que certains aient pu voir à un moment historique donné, dans le fédéralisme, un moyen d’extirper le nationalisme en Europe. On sait le rôle du nationalisme dans l’engrenage fatal du premier XXe siècle, de 1914 à 1945. Après la Seconde Guerre mondiale, et ses 40 millions de morts, les inspirateurs de la construction européenne ont donc fait du rejet absolu du nationalisme leur fil conducteur. Ils étaient servis par la division de l’Allemagne qui amenait la République fédérale d’Allemagne (RFA), à une surenchère européiste. Les intérêts nationaux étaient taxés d’« égoïsme ». On rêvait d’« Etats-Unis d’Europe ». Des courants de pensées très différents : gauchistes, ultralibéraux, atlantistes, écologistes, régionalistes allaient se retrouver sur cette ligne, contre l’Etat-nation.
Cette philosophie s’est marginalisée par ses excès. Elle était trop cérébrale. Elle a été prônée par des petits groupes qui n’ont jamais réussi à devenir des avant-gardes : trop excessifs. Niant l’attachement normal de chacun à une patrie. A la recherche d’un être philosophique pur et parfait, ils auraient voulu qu’entre l’individu et l’universel il n’y ait rien, ils s’alarmaient du moindre attachement identitaire. Tous les êtres humains devaient être absolument interchangeables. Les années 30, le nazisme, la guerre, la Shoah étaient invoqués à tout propos et hors du propos. L’exemple des Etats-Unis était invoqué à tort. George Washington n’avait-il pas dit que la force des Américains était d’être tous les mêmes : religion, langues, etc. ? Ce n’était pas le cas des Européens.
On a vu s’affronter à chaque étape de la construction européenne non pas des souverainistes (il n’y en a plus au vrai sens du mot) et des pro-européens (qui ne l’est ?) mais des pro-européens et des européens fédéralistes. Pour les premiers, les nations européennes perdureront mais doivent exercer ensemble leur souveraineté. Pour les autres, elles doivent abandonner leur souveraineté jusqu’à former un jour une seule nation européenne.
Mais des gouvernements ne peuvent pas entrer dans cette vision, les peuples encore moins ! On le voit à chaque référendum. C’est pour cela que les cinq traités négociés en vingt ans (Maastricht, Amsterdam, Nice, traité constitutionnel, Lisbonne) n’ont pas modifié fondamentalement la nature de l’Union européenne. Démocratiquement ils ne le pouvaient pas.
Je pense qu’à vouloir jeter l’enfant avec l’eau du bain (passer du rejet du nationalisme au rejet de la nation), les activistes anti-identitaires et du dépassement des nations se sont enferrés dans une impasse. Je pense comme Jean Daniel, Pierre Nora, Marcel Gauchet, Pierre Manent, Régis Debray et bien d’autres, que l’universel ne peut pas se vivre sur une base abstraite. Il est évident que les nations se réaffirment (pays émergents) ou sont toujours là (Europe). Jacques Delors lui-même parle de fédération d’Etats-nations. Cela n’a rien d’inquiétant en soi. C’est la négation par des élites abstraitement universaliste du caractère normal de ce besoin qui nourrit les extrêmes. L’internationalisme lui-même postule le dialogue entre les nations, pas leur effacement !
Il est peu probable que l’Europe aille institutionnellement au-delà du traité de Lisbonne (sauf un peu, dans la zone euro), quoique veuille le Parlement européen. Sa nature hybride, multinationale et communautaire, est une richesse, pour des coopérations et des politiques communes nouvelles. A condition de se libérer d’une sorte de fédéralisme posthume qui alimente inutilement la méfiance des peuples.
La réprimande de trop
Par Denis Tillinac
Publié dans Valeurs Actuelles et sur Valeursactuelles.com
Les Français n’ont jamais aimé l’Europe, même s’ils en ont bien profité, à l’instar de nos agriculteurs, depuis tantôt un demi-siècle. Ils ne sont jamais loin d’approuver le souverainisme intégral d’un Villiers ou d’un Dupont-Aignan et cette histoire d’expulsion de Roms étrangers et clandestins, que Bruxelles dénonce indûment, va les conforter dans leur allergie.
Elle les réconcilie même provisoirement sur le dos d’une politicienne luxembourgeoise qui s’avise de nous faire la morale, avec menaces judiciaires à la clé. Autant profiter de sa stupide indécence pour affirmer haut et clair qu’un pays est en droit de déterminer sa politique d’immigration. Droit inaliénable, qui ne saurait être encadré que par les lois autochtones. Sinon les nations n’existeront plus et les peuples le paieront cher.
Mais le droit communautaire, me dira-t-on ? Peu de citoyens le connaissent, aucun n’est enclin à s’y soumettre tant sa légitimité prête à controverse. Si vraiment il contredit cette prérogative élémentaire et fondamentale, qu’on le change ! Mais les traités ? Si vraiment ils empêchent nos autorités élues de choisir les émigrés qu’ils souhaitent accueillir, et de refuser les autres, qu’on les dénonce ! Les accords de Schengen nous obligent ? Quittons donc Schengen, cette passoire ébréchée de partout ! Nous ne sommes pas les seuls à redouter l’impact d’une immigration peu ou pas contrôlée ; c’est le souci de tous les peuples de la Vieille Europe, comme disait Rumsfeld, et il avait raison de faire le distinguo, il y a bel et bien un noyau dur forgé par l’Histoire, et la cohorte des adhérents de fraîche date qui empochent les subventions sans accepter les contraintes.L’An gle - terre pour sa part les escamote sans la moindre vergogne et nul ne dénigre son souverainisme impénitent.
Peut-être le moment est-il venu, à la faveur des pulsions antifrançaises de Bruxelles, de repenser l’Europe sur ses bases initiales : les six du traité de Rome, avec l’inévitable “moteur” franco-allemand. En somme, l’Europe de Charlemagne, la seule qui puisse un jour animer une entité politique digne de l’appellation. Avec vingt-sept États nations, et l’épée de Damoclès d’une entrée de la Turquie, elle n’y parviendra jamais. Il y a mille façons d’imaginer des coopérations politiques et économiques, des cercles concentriques qui profileraient des modalités d’alliances plus ou moins serrées. L’uniformité d’un droit communautaire n’aurait de sens qu’avec le préalable d’une harmonisation des lois fiscales et sociales. On en est loin, la Luxembourgeoise qui nous a asséné son couplet soidisant humanitaire en sait quelque chose.
Quoi qu’il en soit, le moment est venu de mettre sans égards les pieds dans ce plat qu’on ose à peine effleurer avec des pincettes : le problème des flux migratoires. Ceux d’aujourd’hui, qui sont déjà préoccupants, et ceux qui se profilent à l’horizon d’une génération. Parce qu’on a peur des banlieues, parce qu’on a peur de Le Pen, parce qu’on a peur de nos ombres, on biaise, on cache des chiffres, on théâtralise quelques expulsions mais on n’ose pas afficher une politique cohérente, et la mettre en application. Quels immigrés ? Venus d’où ? En quelle quantité ? Sous quelles conditions ? Sarkozy donne de la voix mais finit par envoyer des émissaires à Bruxelles pour calmer la vindicte des euro-judiciaro-technos, au lieu de les envoyer paître.
Puisse cette crise l’inciter à bousculer pour de bon les chromos en énonçant sans équivoque, à la face de l’Union européenne, de l’Onu et de toutes les cours de justice imaginables sa volonté de mettre en oeuvre la politique d’immigration de son choix avec l’aval de sa majorité et en conformité avec nos lois. Quitte à s’absenter pour un temps du cirque institutionnel bruxellois. Les précédents ont montré qu’on ne risquerait pas grand-chose, l’Europe sans la France n’étant absolument pas viable.
Du reste, un petit clash bien orchestré ferait plaisir à tels de nos voisins qui en rêvent secrètement. Je ne suis pas un souverainiste de stricte observance. La France a grandement profité du Marché commun et les critères de Maastricht, sans doute techniquement discutables, nous prémunissent tout de même de nos démons. La monnaie commune et la concurrence de nos voisins nous obligent à plus de vertu que nos penchants à l’assistanat ne nous y inciteraient. Sans l’aiguillon de l’Europe, la France s’enliserait vite dans le faux confort d’un étatisme impotent. Mais si cet aiguillon devient un licol, il faudra avoir l’audace de dire non, comme un certain de Gaulle, jadis.